Des patelins insignifiants, on en croise sur toutes les routes. En Irlande, certains ont pour particularité de se trouver sur la ligne qui sépare l’Irlande du Nord de la République, une frontière au coeur des débats du Brexit qui, pourtant, depuis la fin des Troubles, s’efforce d’être invisible. Les communautés de Blacklion - République d’Irlande - et Belcoo - Irlande du Nord - font partie de ces villages frontaliers où seuls quelques détails presqu’invisibles rappellent qu’on passe d’un pays à l’autre souvent sans s’en rendre compte. Le Brexit ramènera-t-il la frontière sur le devant de la scène, au coeur du paysage paisible de ces deux villages limitrophes ? Voyage insolite à Blacklion et Belcoo, où les habitants de chaque bord ne veulent pas entendre parler du retour d’une frontière.
Prendre la température en allant au pub

Comme partout en Irlande, rien de tel qu’un petit tour au pub pour s’imprégner de l’atmosphère d’un village. A Blacklion, County Cavan, il n’en reste plus qu’un, le Maguire. Les autres n’ont pas survécu à la désertification des campagnes dont l’Irlande souffre aussi. Heureusement, il s’agit du plus authentique de tous. Authentique car on y découvre, sur un pan de mur, un “musée” d’étagères couvertes d’antiques bouteilles, fioles, chopes et autres bibelots d’un autre temps. Pas besoin de boire des litres de Guinness pour que les langues se délient. Quelques mots prononcés avec votre accent français suffiront pour que les habitués viennent s’enquérir de votre présence dans ce coin perdu où le touriste se fait rare… On vous racontera des histoires de contrebande du temps des Troubles, des histoires d’attentats quand l’IRA était particulièrement active, et, comme Sean, un habitué, on vous dira que “depuis plus de quinze ans, nous sommes libres, nous pouvons circuler comme nous voulons et nous ne voulons pas que ça change. Les gens ici ne veulent pas voir de frontière, quel que soit son type”. D’ailleurs, voilà 20 ans qu’on s’applique à l’effacer, suite aux accords du Good Friday en avril 1998.
Une pause pour déjeuner, dîner ou dormir

Malgré ses 200 habitants, Blacklion héberge une adresse gastronomique surprenante, le MacNean House & Restaurant, ouvert par le célèbre chef Neven Maguire. Attention, il s’agit d’une expérience unique et qui se prépare. Il faut réserver au moins deux ans à l’avance… Neven, enfant du coin, a aussi ouvert une école de cuisine, côté cour de son restaurant. Rassurez-vous : ceux qui n’aiment pas prévoir et dont la bourse est limitée peuvent se rabattre sur Belcoo, côté Irlande du Nord, au delà du pont qui enjambe la rivière et la fameuse frontière quasi-invisible. Ils profiteront du généreux buffet de la Customs House Country Inn, où l’on peut aussi dormir. Et croyez-nous, Blacklion et Belcoo manquent de lits pour les gens de passage ! Cela peut être l’occasion d’expérimenter le coachsurfing qui fonctionne bien dans le coin. L’expérience aura le mérite de vous rapprocher des gens qui ne vous manqueront pas de vous raconter tout plein d’histoires. N’oubliez pas que les Irlandais sont d’excellents et intarissables conteurs !
Fait remarquable
On vous contera très certainement comment l’installation des premiers postes frontière fut rapidement suivie par l’apparition de la contrebande… A 11 miles au nord-est de Blacklion et de Belcoo, Enniskillen est la grande ville la plus proche, côté Irlande du Nord. Tout le monde allait s’y approvisionner. Lorsque le premier poste frontière ouvre sur le pont en 1923 entre les villes jumelles, personne n’était encore bien au fait des marchandises qui pouvaient transiter du nord au sud. C’est ainsi qu’un habitant côté république s’est vu un jour refuser le passage par la douane pour transport, désormais illicite, d’un colis dont l’histoire n’a pas retenue la nature. Qu’à cela ne tienne, il lui a suffit d’attendre patiemment la fermeture du poste douanier pour passer son chargement. Pas vu, pas pris. Ce fut le premier acte de contrebande de la région.
Shopping

Et non, vous ne rêvez pas : on peut même faire du shopping à Blacklion. Il suffit de pousser la porte du magasin de Harold Johnston, une sorte d’échoppe de souk moyen-oriental croulant sous le stock. L’enseigne, qui annonce la boutique sise dans la rue principale de Blacklion, ne laisse rien deviner de l’amoncellement de marchandises, vêtements et chaussures qui accueille le visiteur. Et au milieu, Harold trône en maître, troisième représentant de sa famille à tenir la boutique créée par sa grand-mère quelques 118 ans auparavant en 1901. N’hésitez pas à pousser la porte, pour un achat de dernière minute ou même pour une histoire. Harold, qui est un peu la mémoire de Blacklion et de Belcoo, a toujours une ou deux histoires de frontière à raconter au visiteur curieux.
Gloire locale
Depuis le vote en faveur du Brexit, le fermier John Sheridan est devenu une gloire locale. Ce sexagénaire très gentleman-farmer au regard bleu vif et perçant vit au nord mais élève du bétail de part et d’autre de la frontière. Depuis le référendum du Brexit, révulsé par la situation, il est devenu un porte-parole national anti-brexit : “Je suis tout à fait pessimiste et pas du tout de bonne humeur. Le référendum du Brexit, ce n’était qu’un mensonge décidé par des menteurs. Le Brexit divise, renforce le sectarisme au nord et j’ai peur que le pays finisse en champ de ruines. Je suis aussi très inquiet pour la paix, pour l’avenir de nos familles, de nos communautés. Car même une soft border finirait, à terme, en hard border”, s’exclame-t-il adossé au capot de sa very British Land Rover...

Avant de retourner au pub pour d’autres histoires, un concert live ou une session musicale où chacun peut amener sa guitare et pousser la chansonnette, sachez qu’il existe quelques autres curiosités à découvrir à Blacklion et Belcoo : du Street Art sur un pub aujourd’hui fermé, qui rappelle un certain Banksy, un office du tourisme fort sympathique où on peut boire un thé, acheter des babioles locales ou des cartes de randonnée, ainsi que plus loin vers le pont, un magasin de brocante, le McNean Antique and Salvage, où l’on trouve tout -ou presque- et en particulier de vénérables pièces détachées pour voitures de collection…
Vous pouvez aussi bien sûr vous amuser à essayer de repérer sur le pont où passe exactement la frontière. Une sculpture singulière dans la pierre du muret la signale…
Elisabeth Blanchet et Laurent Gontier pour Voyageons-Autrement.com, portail consacré à la promotion des concepts de tourisme durable
Toutes les photos © Elisabeth Blanchet